S'il y a bien quelque chose qui caractérise la pensée socialiste c'est la critique du salariat. On pourrait dire que c'est là l'élément clef qui fait de quelqu'un un socialiste ou non. Je considère d'ailleurs que quelqu'un qui accepte le salariat n'est pas socialiste.
Pourquoi cette critique socialiste du salariat ? Sur quoi porte-t-elle ?
C'est ce que je vais présenter en retraçant de manière analytique et systématique l'ensemble de la critique que l'on peut faire au salariat. J'ajoute que ma critique se porte sur le salariat en soi, en tant que catégorie universelle (et donc, quelle que soit l'époque, le lieu, ou les modalités de ce salariat), et non uniquement sur le salariat en tant que rapport social capitaliste actuel (en tant que phénomène isolé).
1. Le salariat en tant que non choix culturel et idéologique
Le salariat n'est pas un choix.
Quiconque naît au sein du capitalisme du côté des non possédants est automatiquement et systématiquement soumis à une propagande systémique (à travers ce que certains appellent les appareils idéologiques d’État) visant à conditionner l'individu à accepter sa future condition de salarié.
L'hégémonie culturelle capitaliste érige en modèle unique, et total, le salariat, qui devient une catégorie perçue comme évidente, comme naturelle, par l'ensemble des membres de la société.
On peut noter par exemple l'absence du mot « travailleur » de la plupart des discours dominants (presse, médias, télévision, école, politique, économie, etc.) et l'utilisation systématique du mot « salarié » à la place qui tend à gommer sémantiquement (dans le langage même) l'existence d'alternatives au salariat (sans mots pour désigner une alternative au salariat, l'alternative en question devient impossible à envisager).
Au final, quiconque croit préférer le salariat à la condition de travailleur libre n'est donc que victime de la propagande du régime en place.
A noter que le capitalisme exerce aussi un conditionnement sur les membres des classes dominantes, mais qu'il vise plutôt à les faire appréhender le fait de salarier comme quelque chose de naturel, voire de charitable, pour mieux former le futur patronat à ses fonctions de classe.
2. Le salariat en tant que non choix économique
Le salariat n'est pas un choix.
Les individus, hors des classes dominantes possédantes, n'ont pas d'accès facile au capital (sous toutes ses formes) ce qui leur interdit d'investir et de s'émanciper par entrepreneuriat de la condition de salarié. On ne prête qu'aux riches, dit fort justement la maxime. Si vous n'avez rien, aucune garantie à faire valoir, ni banques ni investisseurs ne vous prêteront quoique ce soit. Si vous n'avez qu'un faible revenu, jamais vous ne pourrez suffisamment mettre de côté (économiser) pour avoir de quoi investir.
Qui plus est, la position dominante de grands groupes capitalistes jouissant de position monopolistique (et d'avantages comparatifs) empêchent l'entrée de nouveaux acteurs sur des marchés cloisonnés.
Enfin, la concurrence avec des entreprises capitalistes pressurant leurs travailleurs contraint les coopératives autogérées à être constamment sous pression, réduisant leur nombre à peau de chagrin. Cette quasi-absence d'entreprise alternative aux entreprises capitalistes contraint les travailleurs à se faire salarier par absence de choix alternatif.
3. Le salariat en tant que choix matériellement imposé
Le salariat n'est pas un choix.
Si vous cherchez à éviter le salariat en refusant tout emploi, vous serez tout de même contraint de vous salarier. En effet, des contraintes matérielles basiques (manger, boire, vous vêtir, vous loger, vous soigner, etc.) peuvent vous amener à avoir besoin d'un revenu. Lorsque l’État-providence prend en charge votre dénuement, c'est alors la pression sociale et culturelle exercée par les autres membres de la société et par la propagande du régime capitaliste qui vous pousse à sortir de cette situation de dépendance. Enfin, si la pression socio-culturelle n'est pas suffisante, c'est alors l’État qui vous contraint par la force à aller travailler comme salarié pour lui-même (dans une entreprise d’État ou subventionnée) ou pour une autre entreprise capitaliste.
4. Le salariat subjectivement mal vécu
Le salariat est une souffrance, une insatisfaction.
Si vous êtes salarié, vous prendrez probablement conscience que cette condition ne vous satisfait pas. L'être humain naît libre, sa nature humaine le pousse à aspirer à vivre librement, et c'est pourquoi il ne peut que souhaiter s'émanciper d'une condition qui ne correspond pas à un état lui permettant d'être complètement heureux (la liberté étant la condition nécessaire au bonheur le plus complet).
5. Le salariat en tant que domination du travailleur
Le salariat c'est la domination du patron sur le salarié, ou autrement dit, c'est la hiérarchie (qui n'est toutefois pas présente uniquement sur le lieu de travail, mais aussi dans bien d'autres aspects et secteurs de la vie en régime capitaliste).
La hiérarchie, c'est l'imposition de chefs, d'un système où certains donnent des ordres à d'autres et où ces autres doivent obéir les yeux fermés. C'est tout une organisation de sanctions contre les réfractaires, et de cadeaux pour les obéissants, visant à faire accepter de gré ou de force aux travailleurs un ordre social fondé sur la violence, où l'agression des chefs patronaux est la règle.
6. Le salariat en tant qu'aliénation et réification du travailleur
Le travailleur, dans sa condition de salarié, est aliéné. Autrement dit, il est mis dans une position où il n'est pas en mesure comprendre la finalité de son action (les entrepreneurs/managers réalisant le travail d'anticipation de la demande, de planification de la production, et d'organisation du travail), transformant de son point de vue son activité en travail absurde.
Qui plus est, le travailleur, en tant que salarié, est réifié, ou autrement dit, il est mis dans une position où il n'est pas en mesure de décider ce qu'il souhaite faire, comment il souhaite s'organiser individuellement ou collectivement. Le salarié est donc ramené à la condition de chose-objet, simple exécutant sans autonomie propre.
7. Le salariat en tant qu'expropriation de la valeur individuel du travail
Le salariat c'est l'exploitation individuelle.
Dans le cadre de l'entreprise capitaliste, le propriétaire des moyens de production (l'actionnaire/le patron/le capitaliste) exerce son droit de propriété (capitaliste) sur les travailleurs en retirant sans rien faire une rente (le revenu du capital) de l'activité des travailleurs qui se voient ainsi spoliés d'une partie de la valeur de leur travail. Si un capitaliste (créditeur) a prêté de l'argent à l'entreprise, les travailleurs sont aussi expropriés par ce-dernier qui touche une part de la valeur de leur travail pour avoir simplement prêté son argent. Enfin, les travailleurs sont aussi exproprié d'une part de la valeur de leur travail par le manager/patron/gestionnaire qui se verse généralement un revenu supérieur à la valeur réelle de son travail.
8. Le salariat en tant qu'expropriation de la valeur collective du travail
Le salariat c'est l'exploitation collective.
Un travailleur seul ne peut exécuter ce que vingt travailleurs peuvent ensemble. Par exemple, un travailleur ne pourra jamais, même avec un million d'années à sa disposition, soulever une charge trop élevée (disons un obélisque pour reprendre l'exemple consacré par la tradition) pour sa seule force de travail, tandis que vingt travailleurs le pourront en une demi-heure.
L'alchimie productive de la coopération entre travailleurs correspond à une valeur supplémentaire du travail collectif sur le travail individuel. En entreprise capitaliste, le patron s'approprie cette valeur collective du travail des travailleurs.
Conclusion
Voici, je pense, les huit principaux aspects de la critique socialiste du salariat, qui le rendent inacceptables à mes yeux.
Le dépassement du salariat, ou son abolition, sont donc la clef du projet socialiste visant à fonder une société de travailleurs libres et autonomes, sans chefs, sans capitalistes, et sans patrons.
Seule une telle société est réellement qualifiable de société libre.