Je vous partage aujourd'hui un travail que j'ai rédigé pour un séminaire de philosophie des sciences sociales. En espérant qu'il vous intéressera, je vous souhaite une bonne lecture. AF
Introduction
Dans son ouvrage Philosophy of Social Science, le philosophe Alexander Rosenberg divise les approches qui ont été employées dans les sciences sociales entre deux grandes catégories, le naturalisme et l'interprétationalisme. La première est la méthode hypothético-déductiviste, employée avant tout dans les sciences naturelles (physique, chimie, biologie, etc.), mais aussi dans les sciences sociales, tandis que la seconde fait référence à la méthode se donnant pour but d'interpréter les données empiriques en les rendant intelligibles et compréhensibles, sans chercher à en induire des tendances ou des lois déterminant les phénomènes sociaux. L'ambition du présent travail est d'explorer une approche particulière employée dans les sciences sociales qui prétend se démarquer à la fois de la méthode naturaliste et à la fois de la méthode interprétationaliste. Cette approche, qualifiée de praxéologie, c'est-à-dire de science de la praxis, est celle utilisée et développée par Ludwig von Mises (1881-1973), père de l'Ecole autrichienne d'économie qui fut le professeur de figures éminentes comme le Prix Nobel d'économie Friedrich Hayek ou le philosophe politique Murray Rothbard. Elle a été développée dans son ouvrage majeur, l'Action Humaine, et prend la forme d'un axiomatico-déductivisme. Dans ce travail, je commencerai par présenter la méthode praxéologiste de Mises, sa structure, ses diverses composantes et leur articulation. Puis, dans un second temps, je me demanderai si cette méthode axiomatico-déductiviste diverge véritablement de la méthode naturaliste et de la méthode interprétationaliste. Après avoir montré que la praxéologie incarne un certain type d'interprétationalisme, prenant la forme d'une théorie du choix rationnel, je m'interrogerai sur les spécificités et singularités de la praxéologie par rapport aux autres méthodes employées dans les sciences sociales, notamment par rapport aux autres théories du choix rationnel.
Ce présent travail n'a pas été mené comme une défense d'une thèse, mais comme une enquête sur la nature d'une méthode en sciences sociales, la praxéologie, à l'aune de l'ouvrage de réflexion sur les sciences sociales, susmentionné, qu'a écrit Alexander Rosenberg. Parce que je considère qu'une telle manière de rédiger un essai de philosophie fait sens, ou du moins a sa place au sein de la rédaction philosophique, parce que cela rend bien la démarche qui a été la mienne, et parce que j'y vois un gain de lisibilité et de clarté, j'ai gardé à cet essai une forme d'enquête plutôt que de démonstration d'une thèse.
I. La science de l'action humaine selon Ludwig von Mises
La méthode praxéologiste de Mises consiste (1) à identifier un axiome fondamental concernant l'être humain, (2) à poser un certain nombre de propositions, dont la vérité serait évidente (vraies par elles-mêmes), et donc axiomatiques, caractérisant toute action humaine, (3) à déduire d'autres propositions par implication logique à partir de ce socle d'axiomes, et (4) à ajouter des données portant sur l'environnement dans lequel surviennent les actions humaines. Dans cette partie, je vais revenir successivement sur chacun de ces quatre points et les développer.
1. L'axiome fondamental de la praxéologie
Toute la réflexion de Mises part du constat que l'être humain agit. Ce constat est un constat logique, car si les individu existent, cela signifie qu'ils agissent. Ils pourraient certes ne pas agir, mais alors ils n'existeraient pas, car la non action signifie la mort (la non existence). En effet, comme le dit Mises : « L'impulsion à vivre, à préserver sa propre existence, et à tirer parti de toute occasion de renforcer ses propres énergies vitales, est un trait foncier de la vie, présent en tout être vivant. Cependant, céder à cette impulsion n'est pas — pour l'homme — une irrésistible nécessité. (…) L'homme est capable de mourir pour une cause, ou de se suicider. Vivre est, pour l'homme, un choix résultant d'un jugement de valeur. » Or, les individus existant bel et bien, on doit en conclure qu'ils agissent.
En outre, la proposition que les individus agissent est une proposition apodictique, puisque l'affirmation de sa négation par x revient à ce que x s'auto-réfute. En effet, lorsque x affirme que x n'agit pas, alors que affirmer que p est une action, x s'auto-réfute.
Les caractéristiques que Mises associe au fait d'agir (à l'agir humain en tant que tel) sont des axiomes secondaires, dérivés de l'axiome fondamental du fait même d'agir. Pour des raisons de simplicité, je parlerai néanmoins d'axiomes pour désigner ces axiomes secondaires à la suite dans ce travail. Ce sont eux que nous allons étudier dans la partie suivante.
2. Les axiomes de la praxéologie
Dans son étude de l'action humaine, Mises ne s'intéresse pas à ce qui précède l'action, comme les croyances, les désirs ou tout autre état psychologique, car comme il le dit : « Le domaine de notre science est l'action de l'homme, non les événements psychologiques qui aboutissent à une action. » Mises s'intéresse à l'action humaine elle-même et aux propriétés inhérentes à cette l'action. Il considère en effet qu'il existe des caractéristiques présentes de manière universelle dans toute action humaine et parle ainsi de « l'immutabilité et de l'universalité des catégories de pensée et d'action » propre à ce « qui est commun à tous — à savoir la structure logique de l'esprit humain. » Parce qu'il y a une structure logique universellement présente chez tous les êtres humains, il est donc possible selon lui d'identifier des caractéristiques communes à l'action de ces êtres humains. Et cette identification peut se faire par le biais de l'introspection. Il présente cet usage de l'introspection pour accéder à cette connaissance de la façon suivante : « C'est une connaissance qui est nôtre parce que nous sommes des hommes. (...) La seule route de la cognition (...) est l'analyse logique de notre connaissance inhérente de la catégorie de l'agir. Nous devons nous penser nous-mêmes et réfléchir à la structure de l'agir humain. Comme pour la logique et les mathématiques, la connaissance praxéologique est en nous ; elle ne vient pas du dehors. » Cet emploi de l'introspection pour découvrir des connaissances sur le fonctionnement du monde social n'est pas sans rappeler ce que Rosenberg appelle la folk psychology, cet ensemble de connaissances présent chez les individus qui leur permet de naviguer, relativement harmonieusement et efficacement, au sein du monde social et d'interargir avec les autres individus. Mais cette parenté entre la folk psychology et les axiomes de Mises s'arrête là car ce dernier ne s'intéresse pas aux catégories psychologiques de la croyance et du désir, qui sont au cœur de la réflexion de Rosenberg, ni à aucune catégorie psychologique en tant que telle, mais à l'action humaine et à ses caractéristiques universelles.
Voici, ci-dessous, les six caractéristiques universelles de l'action humaine que Mises identifie (par introspection) et qui forment la base de la praxéologie :
(1) « Agir est employer des moyens pour atteindre des fins. »
(2) « De deux choses qu'il ne peut avoir ensemble, il choisit l'une et renonce à l'autre. L'action, donc, implique toujours à la fois prendre et rejeter. »
(3) « L'homme qui agit désire fermement substituer un état de choses plus satisfaisant, à un moins satisfaisant. (...) Le mobile qui pousse un homme à agir est toujours quelque sensation de gêne. »
(4) « Son esprit imagine des conditions qui lui conviendront mieux, et son action a pour but de produire l'état souhaité. »
(5) « Mais pour faire agir un homme, une gêne et l'image d'un état plus satisfaisant ne sont pas à elles seules suffisantes. Une troisième condition est requise : l'idée qu'une conduite adéquate sera capable d'écarter, ou au moins de réduire, la gêne ressentie. »
(6) « Ce qui fait qu'un homme se sent plus ou moins insatisfait de son état est établi par lui par référence à son propre vouloir et jugement, en fonction de ses évaluations personnelles et subjectives. »
Comme on peut le voir ci-dessus, Mises ne s'intéresse pas à la catégorie de la croyance. Toutefois, il intègre la catégorie de désir dans sa réflexion à travers les points (3), (4), (5) et (6). Je reviendrai sur cette conceptualisation du désir par la suite.
On peut reformuler ces six propositions axiomatiques, composant les fondements de la praxéologie de Mises, de manière plus concise de la façon suivante :
(1') Lorsque x agit, x utilise des moyens pour atteindre des fins.
(2') Entre plusieurs fins mutuellement excluantes, x discrimine parmi ces fins.
(3') Lorsque x agit, x désire toujours minimiser sa désutilité.
(4') Si x agit, alors x a imaginé un état de fait supérieurement désirable à l'état de fait préalable.
(5') Si x agit, alors x pense que son action permet de réaliser (3').
(6') Le contenu de l'utilité de x est subjectif (relatif) à x.
Ce qui fait, selon Mises, que ces propositions sont des axiomes, c'est leur caractère apodictique, c'est-à-dire que « tout essai pour les prouver doit s'appuyer implicitement sur leur validité ». Par conséquent, nier une de ces propositions revient selon lui à affirmer la validité de la dite proposition dans le même temps et, ainsi, à s'auto-réfuter. C'est à partir de ces six caractéristiques fondamentales de l'action humaine que Mises déduit, par implication logique, un ensemble de déductions qui forment le corps de sa science de l'action humaine.
3. Les déductions praxéologiques
Mises présente sa méthode axiomatico-déductive de la façon suivante : « Le raisonnement aprioristique est purement conceptuel et déductif. (...) Toutes ses implications sont logiquement dérivées des prémisses et y étaient déjà contenues. » A partir de ses six axiomes, présentés dans la partie précédente, il déduit un grand nombre de propositions portant sur les caractérisiques de l'échange, de la division du travail, de la monnaie, du marché, des prix, etc. Cette méthode, qu'il assimile de manière analogique à la logique, aux mathématiques et à la géométrie, permet un gain de connaissance qu'il défend de la façon suivante : « La connaissance tirée de raisonnements purement déductifs est elle aussi créatrice, et ouvre à notre esprit des sphères jusqu'alors inabordables. La fonction signifiante du raisonnement aprioristique est d'une part de mettre en relief tout ce qui est impliqué dans les catégories, les concepts et les prémisses ; d'autre part, de montrer ce qui n'y est pas impliqué. Sa vocation est de rendre manifeste et évident ce qui était caché et inconnu avant. » C'est de cette façon que Mises entend découvrir des lois a priori gouvernant le monde social, les actions humaines et les interactions entre individus (il parle des « lois de l'agir humain et de la coopération sociale »), découlant logiquement de la nature de l'action humaine et de ses attributs fondamentaux. Toutefois, Mises ne se limite pas à ses axiomes pour déduire l'ensemble de son système de propositions, mais fait intervenir aussi des données supplémentaires lorsqu'il applique sa méthode praxéologique à un champ spécifique de l'action humaine qui est celui de l'économie (qu'il appelle, lui, la catallactique).
4. Les données supplémentaires
Mises admet que dans le cadre de la science économique, c'est-à-dire de l'application de la praxéologie au champ des activités humaines à caractère économique, il est nécessaire d'introduire « des données concrètes dans son raisonnement ». Mises affirme par exemple que le « monde réel est conditionné par la désutilité du travail ». Il ajoute que la connaissance de cette donnée lui est fournie de la façon suivante : « L'expérience enseigne qu'il y a désutilité du travail. Mais elle ne l'enseigne pas directement. Il n'y a pas de phénomène qui se manifeste en tant que désutilité du travail. Il y a seulement des données d'expérience qui sont interprétées, sur une base de connaissance aprioriste, comme signifiant que les hommes considèrent le loisir — c'est-à-dire l'absence de travail — toutes choses égales d'ailleurs, comme une situation plus désirable que la dépense de travail. » Il semblerait donc que si les axiomes de la praxéologie (c'est-à-dire) l'axiome fondamental et les six axiomes secondaires) sont obtenus par introspection, que les autres propositions de son système sont obtenues par déduction logique à partir des axiomes, les données supplémentaires portant sur les caractéristiques basiques du monde réel, sont, elles, obtenues par l'expérience individuelle, ce qui s'apparente probablement à une forme d'inductivisme non scientifique (que l'on pourrait appeler en anglais folk inductivism). Une telle méthode de collecte de données soulève la question de savoir à quel point ces données supplémentaires sont sélectionnées de manière fondée et à quel point cette sélection relève de l'arbitraire. Il y a a un aspect quelque peu surprenant dans l'introduction de cette utilisation d'une forme d'inductivisme individuel, alors que Mises affirme par la suite un rejet drastiquee de l'inductivisme comme méthode scientifique en matière de phénomènes sociaux. Malheureusement, il ne me semble pas que Mises propose une réponse à cette potentielle contradiction entre son utilisation d'une forme d'inductivisme et son rejet proclamé de cette méthode.
A présent que nous avons vu comment est constituée la science de l'action humaine de Ludwig von Mises, je me propose de voir si elle tombe sous la définition du naturalisme ou de l'interprétationalisme, ou si elle incarne une méthode indépendante des deux autres. Ce sera le propos de la partie suivante de ce travail.
II. Praxéologie, naturalisme et interprétationalisme
Dans cette partie, je vais comparer la praxéologie de Mises avec le naturalisme et l'interprétationalisme, telles que définies par Alexander Rosenberg, et essayer de déterminer si elle tombe sous la définition de l'une des deux méthodes.
1. Praxéologie et naturalisme
Le naturalisme est la méthode employée dans les sciences naturelles, l'hypothético-déductivisme ou logico-positivisme, appliquée à l'étude des phénomènes sociaux. Le naturalisme prend la forme d'un protocole de recherche composé des étapes suivantes : l'observation empirique (c'est-à-dire le recueil de données brutes), l'induction d'hypothèses à partir des données empiriques recueillies, la déductions de tests empiriques (de prédictions empiriques), l'expérimentation pour vérification des prédictions empiriques, et, finalement, la constatation de la corroboration ou de l'infirmation de l'hypothèse testée. En cas d'infirmation, l'hypothèse peut être modifiée ou rejetée, partiellement ou entièrement. En cas de corroboration, de nouveaux tests, sous de nouvelles conditions, doivent en général être expérimentés, pour renforcer la corroboration de l'hypothèse. Il me semble plutôt évident que la praxéologie de Mises n'est pas un naturalisme puisqu'elle ne prend pas la forme d'une telle méthode : il n'y a pas de recueil de données empiriques brutes, il n'y a pas d'induction mais de l'introspection, il n'y a pas d'hypothèses à tester empiriquement mais des axiomes universellement valables, il n'y a pas de prédictions empiriques testables mais des déductions logiques à partir des axiomes, etc. Je me contenterai par conséquent de mentionner le rejet explicite de Mises de la validité de cette méthode en ce qui concerne le domaine de l'action humaine : « Aucune expérimentation de laboratoire ne peut être exécutée en ce qui concerne l'action de l'homme. Nous ne sommes jamais en mesure d'observer le changement d'un seul élément, toutes les autres circonstances impliquées dans l'événement restant inchangées. L'expérience historique, expérience de phénomènes complexes, ne nous présente pas des faits au sens où les sciences naturelles emploient ce terme pour désigner des événements isolés éprouvés par expérimentation. L'information fournie par l'expérience historique ne peut être employée comme matériau pour construire des théories et prédire des événements futurs. Chaque expérience historique est susceptible d'interprétations diverses, et en fait elle est interprétée de différentes manières. » Ce rejet du naturalisme implique un rejet de la conception du progrès scientifique, tel que défendu par un logico-positiviste comme Karl Popper, comme falsification d'un nombre croissant de théories et d'hypothèses, où l'on se rapproche de la vérité en réduisant le nombre d'explications potentiellement valables. La conception du progrès selon la praxéologie réside, quant à elle, dans l'affinement et le raffinement de ce que sont ou ne sont pas les implications de l'axiome fondamental de l'action humaine et de ses axiomes secondaires (c'est-à-dire dans la meilleure compréhension de ce qu'est l'agir humain et ses caractéristiques fondamentales).
Ceci étant posé, c'est à présent la question de savoir si la praxéologie est un interprétationalisme ou non qui va nous intéresser.
2. Praxéologie et interprétationalisme
Alexander Rosenberg définit l'interprétationalisme comme l'approche suivante en sciences sociales : « The social sciences seek to explain behavior by rendering it meaningful or intelligible. They uncover its meaning, or significance, by interpreting what people do. » Dans cette partie, nous allons voir dans un premier temps comment Mises affirme se démarquer d'une telle approche (2.1). Dans un second temps, je me demanderai si l'approche de Mises n'est pas néanmoins une forme d'interprétationalisme et, plus précisément, une théorie du choix rationnel (2.2).
2.1 Le rapport entre la praxéologie et l'interprétationalisme selon Mises
Mises considère qu'il y a deux sciences de l'action humaine : la praxéologie et l'histoire. Par ailleurs, toutes les sciences sociales, en dehors de la praxéologie, sont selon lui de l'histoire. Voici comment il définit l'histoire : « L'histoire est le rassemblement et l'arrangement systématique de toutes les données d'expérience concernant les actions des hommes. Elle traite du contenu concret de l'agir humain. Elle étudie toutes les entreprises humaines dans leur multiplicité et leur variété infinies, et toutes les actions individuelles avec leurs implications accidentelles, spéciales, particulières. » Mises réduit donc tout interprétationalisme à l'histoire, et s'en démarque en mettant en évidence que l'histoire étudie des contextes particuliers, tandis que sa méthode correspond à l'étude des caractéristiques universellement présentes de l'action humaine. Il affirme ainsi : « La praxéologie est une science théorique et systématique, non une science historique. Son champ d'observation est l'agir de l'homme en soi, indépendamment de toutes les circonstances de l'acte concret, qu'il s'agisse de cadre, de temps ou d'acteur. Son mode de cognition est purement formel et général, sans référence au contenu matériel ni aux aspects particuliers du cas qui se présente. » Autrement dit, l'histoire est particulariste et contextuelle tandis que la praxéologie est universelle et a-contextuelle. Une telle démarcation entre la praxéologie et les sciences sociales semble correcte, pour autant qu'on admette (1) que l'histoire est étude de contextes particuliers et non recherche de tendances historiques probabilistes et (2) que toutes les sciences sociales sont réductibles à l'histoire. Comme le premier point me semble plausible je ne m'y attarderai pas. C'est le second point que je vais aborder dans la partie suivante du travail (2.2) en étudiant le cas de la théorie du choix rationnel, telle que présentée par Rosenberg. Car si la praxéologie est une théorie du choix rationnel, alors cela signifie qu'elle est une forme d'interprétationalisme, malgré les dénégations de Mises et malgré sa volonté de démarquer sa méthode des autres méthodes employées en sciences sociales.
2.2 La praxéologie est-elle une théorie du choix rationnel ?
Dans cette partie, je me demanderai si la praxéologie est une théorie du choix rationnel en étudiant deux convergences probables qui sont : leur théorie respective de l'utilité (2.21) et la méthode axiomatico-déductiviste (2.22).
2.21 Praxéologie et théorie de l'utilité
Les théories du choix rationnel, qui composent la science économique (non inductiviste), sont interprétationalistes, au sens de Rosenberg, car elles cherchent à expliquer les actions des individus à travers des modèles qui les rendent intelligibles et explicables. Elles reposent sur une réduction du moteur de l'action individuelle (ce qui motive l'action individuelle) au comportement rationnel individuel, et du comportement rationnel individuel à la maximisation individuelle de son utilité. Autrement dit, tous les désirs des individus sont réduits à des comportements maximisant l'utilité individuelle. Comme le dit Rosenberg : « Rationality was (...) defined as the maximization of available utility, and all agents were assumed to be rational. » Nous l'avons vu plus haut, Mises s'appuie sur un axiome, qui me semble symétriquement similaire, qui est celui de la minimisation de la désutilité. On peut ici observer, par conséquent, une convergence de vue entre lui et les théoriciens du choix rationnel sur ce point. Rosenberg mentionne aussi sur ce sujet que les théories du choix rationnel s'appuient sur des conceptions ordinales ou cardinales de l'agent maximizer d'utilité, la conception cardinale de l'utilité impliquant aussi la transitivité des préférences. Or, Mises défend une conception cardinale de l'utilité. En conséquence de quoi, la praxéologie de Mises semble avoir la forme d'une théorie du choix rationnel, telle que décrite par Rosenberg, arc-boutée sur une théorie de l'utilité cardinale (bien qu'il faille rappeler que Mises parle d'agent minimizer de sa désutilité plutôt que maximizer de son utilité). Ces constatations, bien que nécessaires à l'établissement d'une identité méthodologique entre théorie du choix rationnel et praxéologie, ne sont pas suffisantes, et il convient d'aborder un autre élément potentiel de convergence méthodologique qui est celui du caractère axiomatico-déductiviste de la praxéologie.
2.22 Théorie du choix rationnel et axiomatico-déductivisme
La question qui va nous intéresser à présent est la suivante : les théories du choix rationnel sont-elles des axiomatico-déductivismes, comme la praxéologie de Mises ? Rosenberg répond à cette interrogation par l'affirmative de la façon suivante : « Mathematical economists were able to show that most of the important results of theoretical economics (...) could be derived from a set of assumptions about rational choice. » Ainsi, bien qu'une « assumption » n'atteigne pas forcément un même degré de certitude qu'un axiome, il semblerait que la praxéologie ne soit pas une méthode aussi originale que Mises le supposait, mais une forme de théorie du choix rationnel, et donc d'interprétationalisme. On peut certes en profiter pour distinguer entre deux interprétationalismes : un interprétationalisme comme démarche interprétative pure de données empiriques (c'est ce que fait l'historien face à des sources historiques ou l'anthropologue face à des objets trouvés d'une culture étrangère) et un interprétationalisme axiomatico-déductiviste qui pose des axiomes et en déduit des propositions sur le fonctionnement des phénomènes sociaux (c'est ce que font les modèles des théories du choix rationnel et la praxéologie).
Puisque la praxéologie de Mises est une théorie du choix rationnel, la question suivante qui se pose ensuite consiste à se demander si la praxéologie de Mises peut répondre aux critiques de Rosenberg à l'encontre des théories du choix rationnel (2.3). C'est ce point qui sera abordée dans la partie suivante du travail.
2.3 La praxéologie face à la critique rosenbergienne de la théorie du choix rationnel
La plupart des critiques que Rosenberg formule à l'encontre des théories du choix rationnel ne concernent pas la théorie praxéologique de Mises. En effet, en postulant le caractère totalement subjectif des croyances, des désirs et des préférences des individus, Mises ne rentre pas dans le débat concernant la relation entre croyances, désirs et actions. Mais il y a tout de même une critique de Rosenberg qui concerne la construction théorique de Mises et c'est sa critique de la théorie de l'individu comme maximizer de son utilité, qui concerne la position symétrique de Mises selon laquelle l'individu est minimizer de sa désutilité.
Rosenberg affirme en effet que :
« There is a much more immediate problem facing rational choice theory : the trouble with the claim that all economic agents are (...) utility maximizers is that it just seems false. People frequently seem to do things that preclude the maximization of their utility. Consider acts of altruism, charity, or the frequent willingness to settle for good enough when the best may well be available. »
Rosenberg ajoute qu'en conséquence la théorie de l'individu comme maximizer de son utilité est « unfalsifiable, (...) false or vacuously true ». Mises répond à ces critiques de la façon suivante. Premièrement, il nie toute compétence à un observateur extérieur à x pour se prononcer sur le caractère valable, désirable ou rationnel des actions des désirs et des préférences de x :
« La fin ultime de l'action est toujours la satisfaction de quelque désir de l'homme qui agit. Comme personne n'est en mesure de substituer ses propres jugements de valeur à ceux de l'individu agissant, il est vain de porter un jugement sur les buts et volitions de quelqu'un d'autre. Aucun homme n'est compétent pour déclarer que quelque chose rendrait un homme plus heureux ou moins insatisfait. Le critiqueur tantôt nous dit ce qu'il croit qu'il prendrait pour objectif s'il était à la place de l'autre ; tantôt, faisant allègrement fi dans son arrogance dictatoriale de ce que veut et désire son semblable, il décrit l'état du critiqué qui serait le plus avantageux pour le critiqueur lui-même. »
Deuxièmement, Mises nie que des comportements altruistes ou charitables soient des comportements individuels qui ne visent pas à maximiser son utilité ou à minimiser sa désutilité.
« Établir [que le but ultime de l'action de l'homme est toujours la satisfaction d'un sien désir] ne se rattache en aucune façon aux antithèses entre égoïsme et altruisme, entre matérialisme et idéalisme, individualisme et collectivisme, athéisme et religion. Il y a des gens dont le but unique est d'améliorer la condition de leur propre ego. Il en est d'autres chez qui la perception des ennuis de leurs semblables cause autant de gêne, ou même davantage, que leurs propres besoins. »
Toutefois, il faut noter une différence entre ce que critique Rosenberg et ce que défend Mises : Mises ne considère pas que les individus maximisent leur utilité quand ils agissent, mais seulement qu'ils cherchent à maximiser leur utilité / minimiser leur désutilité, sans prétendre aucunement qu'ils y parviennent automatiquement. Autrement dit, Mises admet la possibilité de l'échec de l'individu à maximiser son utilité / minimiser sa désutilité : x peut souhaiter obtenir A, parce qu'il pense que cela maximise son utilité, en faisant B, et échouer à obtenir A. Cet échec n'annule pas le caractère rationnel de l'action, mais met simplement en évidence que l'action de x est rationnel à l'instant t où x agit, mais pas forcément à l'intant t + 1, après que x a eu, par exemple, accès à de nouvelles informations (par exemple sur le caractère approprié ou non de l'usage du moyen B pour obtenir A). Ce décalage entre ce qui est souhaité, l'action entreprise pour obtenir ce qui est souhaité, et ce qui est obtenu finalement, fait dire à Mises que les individus vivent dans un état d'incertitude et qu'ils agissent toujours en spéculateur : c'est-à-dire qu'ils cherchent toujours à anticiper du mieux possible ce que sera le futur et adaptant leurs actes à ces anticipations.
Les arguments présentés ci-dessus renforcent selon moi la théorie de l'utilité de Mises. Toutefois, ils ne répondent pas à la critique rosenbergienne d'infalsifiabilité et de vacuité véridique (to be vacuously true). Cependant, il me semble que l'on peut répondre à ces critiques (1) que la théorie de l'utilité de Mises n'est visiblement pas vide puisqu'elle permet de parvenir à des conclusions instrumentalement efficaces, compte tenu de sa capacité à expliquer le fonctionnement de l'économie de marché notamment, et (2) que l'infalsifiabilité n'est peut-être pas un critère de rejet pertinent d'une théorie hors du domaine des sciences naturelles. A vrai dire, à partir du moment où on sort d'un cadre de recherche naturaliste (logico-positiviste) et que l'on entre dans un cadre de recherche interprétationaliste, on peut plausiblement supposer que les critères pour évaluer la réussite ou le succès d'une théorie changent (à autre méthode, autres critères d'évaluation du succès de la méthode). Par conséquent, le caractère falsifiable d'une théorie n'est peut être pas un critère valable dans le cadre de recherche interprétationaliste pour évaluer si une théorie est scientifiquement relevante. Selon moi, ces éléments de réponse sont suffisants pour que l'on puisse considérer que la théorie misesienne de l'utilité résiste à la critique de Rosenberg.
La question suivante qui m'intéressera concerne la nature de la praxéologie de Mises : car si on peut considérer que la méthode praxéologique est une forme de théorie du choix rationnel, il est possible qu'elle diffère, sous certains aspects, des théories du choix rationnel présentées par Rosenberg, et ce sont ces aspects qu'il s'agit à présent d'identifier.
III. La singularité de la praxéologie de Mises
Qu'est ce qui distingue la praxéologie misesienne des autres théories du choix rationnel ? Dans cette partie, je me propose d'explorer une possibilité de réponse résidant dans le caractère prescriptif de la praxéologie de von Mises.
1. Une théorie du choix rationnel explicative et prescriptive
En postulant le caractère totalement subjectif des croyances, des désirs et des préférences des individus, Mises ne rentre pas dans le débat concernant la relation entre croyances, désirs et actions. Il contourne ce débat en affirmant que la fonction de la science n'est pas d'étudier des états psychologiques (désirs, croyances, préférences, etc.) mais de déterminer quels moyens permettent adéquatement d'atteindre tel ou tel désir (objectif). Il formule une telle position de la façon suivante : « [L'économie] est une science des moyens à mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies, et non pas, assurément, une science du choix des fins. Les décisions ultimes, l'évaluation et le choix des buts, sont au-delà du champ d'une science, quelle qu'elle soit. La science ne dit jamais à l'homme comment il doit agir ; elle montre seulement comment un homme doit agir s'il veut atteindre des objectifs déterminés. » Une telle définition de la fonction d'une science, comme science des moyens, semble peu commune vis-à-vis de la conception conventionnelle de la science comme ayant seulement une fonction explicative (comprendre et expliquer ce qui se passe). Rosenberg affirme lui que les sciences sociales visent à comprendre pourquoi des phénomènes sociaux surviennent, soit en comprenant ce qui les cause (position naturaliste), soit en expliquant ce qu'ils signifient (position interprétationaliste). A contrario, Mises semble donner une définition de la fonction de la science comme une réflexion technique permettant de déterminer quels moyens il faut employer pour parvenir à telles fins (objectifs).
Dans le même temps, il convient de noter que Mises semble aussi attribuer un caractère explicatif à la praxéologie. Il affirme en ce sens que « les données de l'Histoire ne seraient qu'une maladroite accumulation de faits sans liens, un monceau de confusion, si elles ne pouvaient être éclairées, distribuées et interprétées par un savoir praxéologique systématique. » Autrement dit, la praxéologie n'est pas activité d'interprétation historique (c'est-à-dire consistant à rendre intelligible des actions humaines passées), mais elle est nécessaire à cette activité, tout comme les sciences naturelles. Ainsi, de la même façon que l'historien qui ne respecte pas la connaissance issue des sciences naturelles (ou ignore cette connaissance) se fourvoie en proposant des explications non possibles (par exemple l'intervention de Dieu ou de forces surnaturelles), l'historien qui ne respecte pas ou ignore la connaissance issue de la praxéologie se fourvoie en proposant des explications non possibles (par exemple un historien rejetant la loi de la division du travail ne comprendra pas le rôle joué par les politiques protectionnistes dans la Grande Dépression et la montée des partis fascistes dans les années 1930). Par conséquent, la praxéologie a bien une portée explicative.
Une singularité de la praxéologie, par rapport aux autres théories du choix rationnel, réside donc dans ce double caractère d'interprétationalisme explicatif et prescriptif. Ceci étant dit, il convient de noter ce qu'implique la nature prescriptive de sa théorie. Car si le modèle praxéologique de Mises permet de prescrire telle ou telle action, ou schéma d'actions (arrangement institutionnel), comme nécessaires ou souhaitables, alors cela signifie qu'il est normatif et évaluatif. La question se pose alors de savoir quelle est la différence entre un tel modèle axiomatico-déductif prescriptif et la philosophie politique, branche qui par définition porte sur les arrangements institutionnels souhaitables et sur leur évaluation. La praxéologie fait-elle partie de la philosophie politique ? Mais dans ce cas, si on considère que la science et la philosophie sont deux activités distinctes, cela ne remet-il pas en question le caractère scientifique de la praxéologie ? Plus largement, les théories du choix rationnel, dans la mesure où elles sont prescriptives et évaluatives, sont-elles vraiment scientifiques ? La science peut-elle être prescriptive et évaluative ? Ce sont les questions auxquelles j'essayerai de répondre dans la partie suivante.
2. Prescriptivisme technique et prescriptivisme moral
La réponse aux questions susmentionnées ci-dessus réside selon moi dans la distinction entre (1) des sciences purement explicatives et des sciences explicatives et prescriptives, et (2) des prescriptions techniques et des prescriptions morales (éthiques). En effet, il convient de noter qu'il existe des sciences purement explicatives, comme l'histoire, l’anthropologie et l'ethnologie, mais comme les sciences naturelles, et des sciences explicatives et prescriptives, qui permettent donc de prescrire des recommandations en termes de politique publique (d'arrangements institutionnels souhaitables), comme la science économique ou la science politique (du moins dans leurs versions non inductivistes).
Deuxièmement, les prescriptions de la praxéologie sont des prescriptions d'ordre technique, comme celles d'un économiste ou d'un politologue : elles portent sur l'adéquation des moyens pour réaliser des buts donnés, et non sur la détermination des buts eux-mêmes et sur la désirabilité de ces buts. Voici comment Mises parle de ce prescriptivisme technique et non moral : « Il est certain que le gouvernement a le pouvoir de décréter des prix-plafond et d'emprisonner ou d'exécuter ceux qui achètent et vendent à des prix plus élevés. Mais la question est de savoir si une telle politique peut ou non atteindre les objectifs que le gouvernement s'est fixés en l'adoptant. Cela est un problème purement praxéologique et économique. (...) La question est : comment fonctionne un système interventionniste ? Peut-il produire les résultats que les gens, en y recourant, veulent obtenir ? . » Ainsi, Mises présente la praxéologie comme axiologiquement et moralement neutre, mais néanmoins apte à prescrire des recommandations en termes de politique publique, pour peu qu'on lui indique des objectifs (des fins) à réaliser. A l'opposé, il existe un prescriptivisme éthique qui concernent la détermination des buts et des fins que les individus ou les sociétés se fixent ou devraient se fixer. Il est toutefois à noter que Mises, en tant que conséquentialiste libéral et non en tant que praxéologue, considère que le but d'un modèle de société moralement valable étant de favoriser le bien-être de tous individus il existe en conséquence, sur le plan éthique, une justification pour un système de marché libre et d'égalité en droits entre les individus (c'est-à-dire qu'il existe une justification morale en faveur du libéralisme). Et c'est, selon lui, la conjonction entre un prescriptivisme moral adéquat (c'est-à-dire d'après lui la philosophie morale libérale) et la praxéologie, c'est-à-dire un prescriptivisme technique capable de prescrire quels moyens sont adaptés pour atteindre quelles fins, qui permet le progrès des sociétés humaines. Comme il le dit : « Les formidables progrès des méthodes technologiques de production, et l'augmentation qui s'ensuivit dans la richesse et le bien-être, n'ont été possibles que grâce à l'application prolongée de ces politiques libérales qui ont été la mise en pratique des enseignements de la science économique. » Par conséquent, on peut noter que les arrangements institutionnels adoptés par une société ne peuvent, selon Mises, avoir des effets bénéfiques pour la société (de sont point de vue conséquentialiste égalitaire libéral) que si ils (1) prennent en compte la praxéologie comme une source de connaissances valables et (2) respectent des positions morales adéquates (c'est-à-dire libérales). En effet, si x sait que politique publique P permet d'atteindre A, où A est une amélioration du niveau de vie de la population, alors c'est seulement si x pense que A est moralement désirable que P est validé comme étant une politique publique désirable.
Conclusion
Dans ce travail, j'ai cherché à montrer comment est construite la science de l'action humaine de Ludwig von Mises en montrant la structure et l'articulation de ses différentes parties ainsi que les justifications proposées par l'auteur de ses différentes composantes. Par ailleurs, j'ai essayé de cerner la nature méthodologique de ce système misesien en reprenant les différentes catégories proposées par Alexander Rosenberg, naturalisme et interprétationalisme. En comparant la méthode de Mises aux théories du choix rationnel, je suis parvenu à la conclusion que la praéxologie misesienne est une forme particulière de théorie du choix rationnel ayant comme spécificité, notamment, de ne pas seulement être explicative, mais aussi de comprendre un prescriptivisme d'ordre technique.
Cette enquête permet ainsi de mettre en évidence trois types différents de méthodologies employées dans les sciences sociales. Il y a la méthode des sciences naturelles, le naturalisme, la méthode de l'interprétationalisme historique (histoire, anthropologie, ethnologie, etc.) et la méthode de l'interprétationalisme axiomatico-déductiviste (science économique, praxéologie, théorie du choix rationnel, théorie des jeux, etc.). Au sein de cette dernière méthode, on peut distinguer entre un interprétationalisme axiomatico-déductiviste purement explicatif et un interprétationalisme axiomatico-déductiviste explicatif et prescriptif (la praxéologie de Mises notamment), le prescriptivisme de ce dernier étant un prescriptivisme technique et non moral.
En guise de conclusion, j'aimerais enfin soulever un aspect que je trouve curieux de ces questions méthodologiques : il semblerait qu'il existe une certaine parenté méthodologique entre les méthodes axiomatico-déductivistes employées dans les sciences sociales et l'axiomatico-déductivisme qui est généralement employée dans les divers champs de la philosophie. En effet, l'activité du philosophe (analytique), activité d'étude (de définition notamment) des concepts (des Formes, dirait Platon), prend la forme de constructions discursives et argumentatives posant des axiomes et dérivant des déductions par implication logique. L'étendue de cette parenté méthodologique et ce qu'elle implique est toutefois une question pour un autre travail de recherche.